Focus sur le livre-application : le rapport aux lecteurs engagés, et ses aspects économiques et techniques. En complément de cet article, retrouvez sur le site de notre partenaire éditorial Karoo une interview d'Étienne Mineur, le fondateur des éditions Volumiques.

 

Les catalogues des éditeurs contiennent généralement des livres homothétiques qui reproduisent à l’identique le contenu de livres imprimés sur un écran (ordinateur, tablette, smartphone, liseuse). Déclinés dans différents formats (PDF, ePub, mobi, html, txt, AZW, etc.), ces livres sont téléchargeables ou accessibles en streaming. De plus en plus, il est possible d’observer le développement de livres numériques enrichis qui intègrent des ressources supplémentaires, comme des images, des sons, des vidéos et des animations. À vrai dire, cette tendance n’est pas nouvelle et avait déjà été explorée, à partir de la fin des années 1980, avec les disquettes, puis les CD-Rom et les DVD-Rom.

Ces derniers temps, l’évolution des formats des e-books va dans le sens d’un enrichissement approfondi, avec notamment le lancement du KF8 par Amazon et de la troisième version de l’ePub, mais jusqu’à présent ce sont surtout les applications qui se sont distinguées sur le marché du livre augmenté. La valorisation d’une dimension multimédia et interactive se fait de pair avec l’usage d’écrans tactiles, qui permettent le couplage entre des gestes et des objets numériques. Ces livres-applications, qui fonctionnent à partir des systèmes d’exploitation IOS, Android et Windows, sont directement téléchargeables via des terminaux mobiles dans des magasins en ligne tels que Google Play, Apple Store, Amazon Appstore, Windows Store ou Samsung Apps.

 

Le champ des possibles

Dans une étude portant sur le livre augmenté parue l’an dernier, Alexandra Saemmer et Nolwenn Tréhondart observent que nombre d’auteurs et d’éditeurs « hésitent encore à pleinement mettre en œuvre son potentiel d’action » et réduisent les enrichissements « aux fonctions les plus attendues, donc informationnelles et illustratives » [1]. Selon les chercheuses en sciences de l’information et de la communication, leur réticence « s’explique sans doute par la méconnaissance des possibles et s’enracine dans la vieille peur que le texte, mis en concurrence avec des formes faisant appel aux sens et aux sensations du lecteur, pourrait “disparaître” »[2]. Toutefois, certains segments de l’édition sont davantage concernés, comme l’éducation, la jeunesse et les beaux-arts, qui explorent diverses pistes d’enrichissement.

C’est ainsi que, poussés par la progression des taux d’équipement en appareils numériques, des acteurs investissent le marché du livre-application, sur lequel il est désormais possible d’observer la coexistence de maisons d’édition traditionnelles, d’institutions culturelles, de géants des industries créatives qui exploitent des licences sur plusieurs médias et d’éditeurs pure players (CotCotCot, Europa Apps, EPIC Agency, Volumiques, Audois & Alleuil, La souris qui raconte, etc.), uniquement engagés sur le terrain du numérique et pouvant intervenir en tant que prestataires pour les autres catégories d’acteurs.

Dans le domaine du livre d’art, des musées proposent des applications d’aide à la visite, dont la vocation est de remplacer l’audioguide. Les applications éducatives et parascolaires se multiplient, accueillant des cours et des exercices ou prenant la forme de serious games. En jeunesse, où les start-ups sont nombreuses et les expérimentations vont assez loin, on assiste même à la mise sur le marché de tablettes destinées aux enfants, comme Tabeo (Toys « R » Us), TFOU Tab (TF1), KidsPad (VideoJet), Lexibook Tablet (Lexibook) ou Storio (VTech).

 

Le difficile équilibre économique 

D’un point de vue économique, les livres-applications se heurtent à un problème non-négligeable : les coûts de développement sont très élevés (jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros), tandis que la propension des utilisateurs à payer pour une application reste relativement faible. Comme le rappelle l’éditeur Europa Apps, « le café à 3 euros, pas de problème, mais l’appli à 99 centimes, sans façon ! » La situation est d’autant plus paradoxale que ces applications sont généralement commercialisées à des prix moindres que des e-books, qui n’atteignent pas le même niveau de sophistication. À cela s’ajoute le fait que les plateformes de téléchargement perçoivent 30% de commission sur les ventes, tandis que le contrôle exercé par Apple sur les produits proposés dans ses magasins peut conduire à des cas de censure, comme lorsque Izneo a dû retirer de son application des bandes dessinées numériques jugées pornographiques. Dans ce contexte, plusieurs solutions économiques sont déployées, ce qui illustre tout à la fois l’éventail des opportunités offertes par les nouvelles technologies, l’ingéniosité des entreprises engagées sur le marché et la difficulté à trouver une stabilité.

Dans le cadre d’un modèle fondé sur la gratuité, l’application peut être financée par la publicité, ou encore par la commercialisation d’un support physique. Les Éditions Volumiques, par exemple, vendent de petits livres pour enfant, accompagnés d’une application disponible gratuitement. Pour les formules payantes, la vente à prix plein est évidemment fréquente, mais aussi les achats intégrés qui viennent élargir les possibilités en donnant accès à des fonctionnalités optionnelles ou à des contenus supplémentaires. Qualifié de freemium, ce modèle consiste à attirer les consommateurs avec une version gratuite ou peu coûteuse de l’application, qu’il convient de compléter au fur et à mesure en opérant des achats à l’intérieur. Pour promouvoir une application payante, des versions d’essai limitées au strict minium existent parfois, dont l’intérêt est de permettre au consommateur de se rendre compte de la qualité du produit avant d’éventuellement en faire l’acquisition. Enfin, certaines applications fonctionnent comme des kiosques ou des bibliothèques virtuelles au sein desquels l’utilisateur peut naviguer et acheter des livres numériques. C’est par exemple le cas de l’application Martine, développée par Casterman, où sont commercialisés les albums consacrés à la célèbre héroïne pour enfant, ou encore celui de Sequencity, de Marvel Comics ou d’Izneo dans le domaine de la bande dessinée.

La question de la rentabilité des applications est plus générale et ne concerne pas uniquement le secteur du livre. En effet, la croissance du marché des tablettes et des smartphones s’accompagne d’une concurrence accrue du côté des développeurs, confrontés à une internationalisation de l’offre et à la présence d’acteurs venus d’une multitude de secteurs (audiovisuel, publicité, édition, divertissement, jeux vidéo, etc.), si bien que le cabinet de conseil américain Gartner estime qu’en 2018 seulement une application sur 10 000 dépassera son seuil de rentabilité. L’augmentation continue du nombre d’applications mises sur le marché dilue la visibilité dans les magasins en ligne et les chances de succès. Pour donner un ordre d’idée, 1,4 million d’applications étaient disponibles sur Google Play en 2014, contre 1,2 million sur l’Apple Store et 300 000 sur l’Amazon Apps et le Windows Store.

Angus Philipps, directeur du Centre international de recherche sur l’édition d’Oxford et observateur privilégié des tendances à l’œuvre dans le monde anglo-saxon, souligne dans Turning the page qu’à quelques exceptions près les éditeurs qui ont massivement investi dans des applications n’ont pas réussi à les rentabiliser. L’universitaire britannique explique ces échecs par le manque de compétence des maisons d’édition dans le domaine du multimédia, mais aussi par les limites des modèles de financement proposés. Dans le secteur jeunesse, par exemple, il faut prendre en compte la réticence des parents à acheter pour leurs enfants des applications qui contiennent de la publicité ou qui rendent possibles des achats intégrés sur lesquels aucun contrôle n’est exercé.

 

Format applicatif ou ePub 3 ?   

Surtout, Angus Philipps insiste sur le fait que nous « pouvons maintenant concevoir à des coûts relativement faibles des e-books enrichis, qui ressemblent de près à des applications dans leur mise en forme et leur facilité d’usage »[3]. Un constat qui rejoint quelque peu les réflexions de l’éditeur CotCotCot, qui indique sur son site Internet croire « fortement dans le standard ePub3 » qui « permet une interactivité accrue par rapport à un ePub classique via l’ajout de contenus enrichis (illustrations graphiques, typos, fichiers multimédia) et se rapproche en cela d’un livre-application ».

Au-delà de ces aspects techniques, la différence porte sur les modes de commercialisation, puisque les livres-applications sont disponibles dans des magasins spécialisés, où ils côtoient des contenus applicatifs de toutes sortes, alors que les ePubs figurent dans les rayons des librairies de livres numériques. Malgré tout, peu d’appareils de lecture sont aujourd’hui capables de supporter la troisième version de l’ePub. À l’arrivée, ce qui ressort du débat entre le format applicatif et l’ePub, c’est que les environnements techniques et commerciaux, indispensables à la réussite économique des projets, évoluent rapidement et ne sont pas encore stabilisés.


Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me.

 

[1] « Les figures du livre numérique “augmenté” au prisme d’une rhétorique de la réception », Etudes de communication, n°43, 2014, p.124.

[2] Ibid.

[3] Turning the page, The evolution of the book, Routledge, 2014.