À l'occasion de la première campagne de financement participatif[1] lancée par la maison d'édition indépendante Les Impressions Nouvelles sur le site KissKissBankBank, rencontre avec Benoît Peeters, son directeur, et Charlotte Heymans, sa responsable presse et communication.

Pourquoi avoir choisi le crowdfunding ? Est-ce un modèle économique auquel vous croyez ?

Benoît Peeters : Il faut aujourd'hui inventer de nouveaux dispositifs, de nouvelles formes de partenariats. Je crois que c'est valable pour tous les domaines de la création et pour celui du livre plus particulièrement. Quand on voit les réseaux de librairies qui ferment ou s’affaiblissent, Virgin qui disparaît, la Fnac qui accorde moins de place au livre qu’avant, la concurrence des nouveaux médias, on se rend compte que si l'on n’innove pas à chaque instant, si l'on ne s’adapte pas à chaque projet ou si l’on croit que la Fédération Wallonie-Bruxelles peut tout assurer, on sera mort très vite. On doit non seulement être créateur et créatif dans le contenu des livres, mais aussi dans la façon de les produire et de les faire connaître.

Le livre n’a jamais vraiment été pensé en termes de coproduction comme le cinéma est amené à le faire sans arrêt, car curieusement ce secteur n’attire pas tellement les partenariats privés, les mécénats ou même les subsides. Son économie est peut-être trop petite, sans doute lui manque-t-il la dimension large que peut revêtir la rétrospective d’un grand peintre ou un festival de musique qui donne une visibilité immédiate à l'entreprise. Toutes les tentatives que nous avons faites du côté des entreprises privées n'ont rien donné, et la plupart des éditeurs que je connais, de taille et d’économie comparables à la nôtre, ont eu également des déceptions. Il y a souvent l’illusion que le livre devrait être un secteur qui se tient tout seul dans l’économie de marché. Or, ce que nous faisons aux Impressions Nouvelles c'est du livre de savoir et de création, comme on dit qu’il y a du cinéma d’art et d’essai. Les coûts initiaux sont relativement élevés, surtout quand il y a des images, et l’espoir de vente à court terme est très bas. Bien sûr il y a des subsides et Les Impressions Nouvelles sont aidées avec un contrat-programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sans lequel nous ne serions déjà plus là. Mais si nous devions nous appuyer uniquement sur ce soutien, nous serions incapables de tenir, car cela représente en réalité une assez petite part de notre budget.

Nous pensons que le crowdfunding est une nouvelle façon de contribuer à l’économie du livre. Pour le secteur de l'édition indépendante, 1.000€, 2.000€, 5.000€ c'est beaucoup d'argent, cela peut décider de la faisabilité d’un projet. En même temps, il faut être lucide, je n'imagine pas que ce type de financement puisse représenter plus de 10% de nos besoins annuels. Il faudra continuer à aller chercher 20% en subsides, 5% ou 10% en partenariats divers, et puis une grande part sera assurée par le réseau classique car les livres restent faits avant tout pour être vendus en librairie. Nous ne prévoyons pas non plus de recourir systématiquement au dispositif du crowdfunding. Il faudra que cela soit pertinent pour chacun des projets lancés, soit peut-être trois livres par an[2]. Nous verrons bien si le financement participatif tient toutes ses promesses mais il est certain que nous ne reviendrons pas en arrière : le système qui était en place il y a encore dix ans a vraiment du plomb dans l'aile.

Votre première collecte s'achève dans six jours pour Le Street art au tournant, et vous préparez déjà une seconde campagne pour 286 jours. Pourquoi avoir mis en avant ces deux ouvrages ?

Benoît Peeters : Le Street Art au tournant et 286 jours sont des projets ambitieux et transgenres : le street art est un art populaire étudié par Christophe Genin, un universitaire pointu, et l'un des auteurs de 286 jours, Frédéric Boilet, vient de la BD mais travaille un autre support, la photographie. Beaucoup de lecteurs sont sensibles à ce type d'ouvrages à une époque où la structure du marché favorise quand même une certaine normalisation. Il s'agit de deux livres coûteux et complexes, avec une iconographie très abondante, qui doivent être imprimés sur du beau papier. 286 jours sera un livre de plus de 500 pages, tout en couleur, difficile à faire subsidier par les créneaux classiques en raison de ses audaces, impossible à financer par les seules ventes en librairie sous peine de devoir le vendre plus de 50 €. Si la campagne de crowdfunding fonctionne, cela nous permettra d'arriver à un prix de vente beaucoup plus acceptable.

Ce sont également des ouvrages susceptibles d'attirer une forme de communauté. Le street art est un phénomène culturel planétaire et a clairement quelque chose d’attrayant et de contemporain. On sait d'emblée que l'on a une communauté virtuelle intéressée, même si l'ouvrage doit se faire une place au milieu d’une bibliographie aujourd’hui assez large en mettant l'accent sur son originalité. Le projet de Frédéric Boilet et Laia Canada a quant à lui une charge érotique très forte, c’est toute l’intimité d’une passion amoureuse photographiée au jour le jour par les deux protagonistes. Il y a quelque chose de presque immédiat dans l’adhésion ou le rejet : il suffit de quelques pages pour sentir si l'on est en phase. Nous avons créé avec ces deux auteurs une page Facebook qui a déjà suscité pas mal d’intérêt. Nous savons donc qu'au moment du lancement sur KissKissBankBank, nous pourrons nous appuyer sur des gens qui attendent impatiemment le livre.

On le dit souvent, le monde du livre mais aussi plus globalement celui de la création c’est un monde de prototypes. On le voit très bien ici : le système que l’on va mettre au point pour 286 jours qui est un objet très particulier, ne servira qu’une seule fois et sera très différent du dispositif actuellement en place pour Le Street Art au tournant. L'engouement ne sera pas le même et nous ne ferons pas appel au même public. Il n'y a pas de recette miracle : dans notre petite économie, chaque projet exige en quelque sorte son propre bureau de recherche et développement.

D'aucuns considèrent le financement participatif comme une menace pour la diversité culturelle : beaucoup de projets sont lancés sur les plateformes et ce sont finalement les plus attrayants et/ou les plus faciles qui sont financés. Qu'en pensez-vous ?

Benoît Peeters : Dans notre démarche, nous n’abdiquons pas de notre rôle d’éditeur. Nous n'organisons pas un référendum populaire où l’on placerait par exemple dix projets sur le site en demandant aux internautes de choisir ceux qui leur plaisent. Nous proposons des livres que nous aimons, que nous défendons et que nous sommes décidés à produire. Si l’opération de crowdfunding sur Le Street art au tournant échouait, nous ferions tout de même le livre. Simplement notre économie en serait fragilisée et nous serions sans doute amenés à raboter sur l’un ou l’autre poste budgétaire. Pour cet ouvrage nous demandons 3.500€, en assurant beaucoup de contreparties originales pour un projet dont le coût total va dépasser les 12.000€. Ce ne sont donc pas que les internautes qui financent l’ensemble du livre. Je ne vois pas du tout ce mécanisme comme du petit actionnariat, je pense qu'il s'apparente davantage à l'abonnement de théâtre. Nous ne sommes pas dans l'idée d'un retour financier car il n'y a pas d’intéressement à la vente, les contreparties sont d’un autre ordre.

Nous pourrions un jour nous engager dans des projets tellement risqués que la réussite de la collecte serait une condition sine qua non. Malgré la foi, on ne peut pas toujours se lancer sous peine de mettre en péril tout le projet de l'entreprise. N'oublions pas que la continuité est un engagement par rapport aux auteurs qui nous confient leur œuvre et n'ont pas envie que l'on ne soit plus là dans deux ou trois ans. La durée est un pari qui suppose beaucoup de professionnalisme dans un terrain extrêmement fragile. Sommes-nous des militants d’action culturelle ou bien des éditeurs au sens classique du terme ? Nous nous situons entre les deux, dans un statut excitant et inconfortable à la fois. Le but des Impressions Nouvelles n’est certainement pas d’être une entreprise commerciale mais si on n’est pas un peu soucieux d’économie, la création s’interrompra tout de suite.

On dit souvent que dans une campagne de financement participatif on sollicite trois cercles : les amis, les amis d’amis et ... tous les autres. Quel(s) cercle(s) avez-vous mobilisé(s) pour le moment ?

Benoît Peeters : Nous sommes à l’heure actuelle plutôt dans les deux premiers cercles[3] : amis et amis d'amis. Je pense qu’avec 286 jours nous parviendrons à toucher le troisième cercle, car la campagne sera un peu plus longue[4] et le projet a une vocation plus large. La somme recherchée sera également plus importante car le projet est encore plus ambitieux que pour le livre de Christophe Genin. Nous l'avons vu, il n'est pas évident de sortir de son premier cercle, et il est encore plus difficile de sortir de son deuxième cercle. Nous avons été en cela aidés par l'équipe de KissKissBankBank : le projet a été mis en sélection[5] et la campagne a pu prendre de l’essor.

Je crois de toute façon que les livres qui ont une chance sont ceux qui, par leur sujet ou par les univers qu’ils peuvent fédérer, arrivent à rallier un public nouveau. Ce n’est pas la peine de passer par une machine aussi lourde que le crowdfunding si c'est pour nous adresser à ceux qui accompagnent déjà Les Impressions Nouvelles. Notre objectif est de faire connaître notre démarche, de donner aux internautes l'envie d’en savoir plus et de découvrir d’autres livres que nous défendons. Pourquoi d'ailleurs ne pas un jour lancer une campagne davantage centrée sur notre maison d'édition ? Nous avons la particularité d'être des militants de la création. Se battre aujourd’hui pour la bibliodiversité n'est peut-être pas une cause qui mobilise comme l’écologie, mais je suis persuadé que c'est une exigence qui garde du sens. Les projets d'envergure qui ont marqué culturellement ont d'abord eu très peu de lecteurs : les premiers livres de Beckett, c’était quelques centaines de personnes. Cela ne veut pas dire que tous les auteurs qui se vendent mal seront les Beckett de demain, mais si cette première étape n'a pas eu lieu, l’œuvre n’a aucune chance de s'imposer dans la durée et de conquérir d'autres cercles de public. Il y a bien un moment où il faut amorcer les choses et cette phase-là est structurellement non rentable.

Charlotte Heymans : Cette campagne nous autorise un contact personnel avec les personnes qui vont recevoir le livre, ce qui n'est pas le cas avec les circuits habituels de distribution. Le crowdfunding nous permet d'imaginer des contreparties attrayantes et vivantes, telle cette visite guidée de Paris sur le thème du street art avec Christophe Genin.

Benoît Peeters : Oui, l’une des forces des nouveaux médias est de dépasser le rapport producteur-consommateur : on se porte directement à la rencontre de lecteurs qui deviendront peut-être de merveilleux ambassadeurs pour Les Impressions Nouvelles. D'une certaine manière, les réseaux sociaux et certains sites littéraires[6] nous permettent d'échapper à la "dictature" des grands médias et de faire exister le livre avant sa mise en librairie. C’est un peu comme le "buzz" que l’on doit faire autour d’un film avant qu’il ne sorte pour réussir sa première semaine d’exploitation. Nous en sommes très conscients et c'est pour cela que nous nous réinventons sans cesse : nous apprenons à rendre vivant un site Internet, à nous positionner sur les réseaux sociaux[7], à réaliser des vidéos.

Quels conseils pourriez-vous donner en conclusion à des éditeurs qui souhaiteraient se lancer dans l'aventure du financement participatif ? A quoi faut-il être particulièrement attentif ?

Charlotte Heymans : Il est important de ne pas sous-estimer le temps que prend un tel dispositif. Une fois que le projet est mis en ligne, un suivi hebdomadaire, voire quotidien est nécessaire. Il faut être très proactif : on ne peut pas laisser la campagne vivre sa vie ou alors elle n’atteindra pas son objectif. Pour Les Impressions Nouvelles, c’est un nouveau défi qui est très intéressant à relever. Nous nous sommes longuement préparés, le site que nous avons choisi, celui de KissKissBankBank, propose beaucoup de pistes de réflexion et de programmes à suivre pour que les porteurs de projet ne soient pas perdus. Leur équipe a été très présente et a su prendre le temps de répondre à nos questions.

Benoît Peeters : Tous les projets ne s'y prêtent pas. Pour un roman par exemple, ce n'est pas simple d'attirer l'attention. Avant sa publication, il n’est pas possible de fédérer une communauté, sinon en rassemblant les amis de l’auteur, ce qui n'est pas forcément pertinent et pourrait sans doute être réalisé par un autre biais. Pour un projet qui ne nécessiterait pas beaucoup d'argent, ce n'est pas non plus la filière à conseiller, car c'est vraiment trop chronophage pour valoir le coup en-dessous de 1.500€. C'est donc réservé à mon avis à des projets assez ambitieux et en même temps susceptibles de séduire. On ne va pas faire appel au crowdfunding pour éditer une thèse universitaire !

Je pense qu’il faut également être très exigeant sur la qualité du projet présenté. On ne peut pas mettre en ligne quelque chose de mal ficelé, des contreparties qui n'ont pas vraiment d’intérêt, une explication confuse. Le fonctionnement est ici le même que pour les demandes de subvention : la qualité du projet est évidemment primordiale, mais un dossier ce n'est pas que son contenu. Si vous donnez des mauvaises photocopies, si vos images ne ressemblent à rien, si vos fichiers informatiques s'ouvrent difficilement, il est certain que vous enlevez 50% de chance à votre projet. On peut être original et subversif dans le contenu, mais il faut effectivement passer par une phase de séduction. Dans nos métiers, il faut faire preuve d’un maximum de professionnalisme pour obtenir un minimum de retour économique.

Il est primordial aussi de témoigner de son engagement. La vidéo réalisée par Frédéric Boilet pour 286 jours, dans laquelle il est vraiment à fleur de peau, montre bien que ce n'est pas quelqu'un qui fait un bouquin de plus pour gagner sa croûte. C'est un morceau de vie, quelque chose de brûlant, et à ce titre cela correspond très bien au financement participatif. Les internautes cherchent une forme de sincérité et se méfient de l’opportunisme. Il est nécessaire qu’ils voient que l'on fait appel à eux non pas en tant que simples consommateurs ou financeurs mais en tant que sujets capables d'être séduits, enthousiasmés par une démarche, touchés par un propos.

Propos recueillis par Morgane Batoz-Herges

Update au 14/10/2013: mission accomplie à 102% pour cette première campagne de crowdfunding menée par Les Impressions Nouvelles. 3587€ ont été récoltés en 30 jours auprès de 59 "kissbankers".


[1]Le financement participatif, plus connu sous le terme de "crowdfunding" est un dispositif qui permet au grand public de soutenir financièrement et collectivement une idée ou un projet qui le séduit. Certains sites de crowdfunding comme le site belge de BD Sandawe reposent sur l'idée d'investissement avec un intéressement au bénéfice, d'autres comme KissKissBankBank, Ulule ou l'Américain Kickstarter mettent davantage en avant l'idée de soutien à la création par le don, en échange d'une contrepartie symbolique.

[2]Les Impressions Nouvelles publient environ dix-huit livres par an.

[3]Il est possible de consulter la liste des 38 donateurs ou "KissBankers" ici.

[4]Pour Le Street art au tournant, la campagne sur KissKissBankBank dure trente jours. Elle s'achève le 13 octobre 2013.

[5]Régulièrement, l’équipe de KissKissBankBank sélectionne des projets pour les faire apparaître sur la home page du site dans la “Sélection KissKissBankBank”. Pour être sélectionné, il n'y a apparemment pas de recette miracle : le choix est complètement subjectif et se fait en fonction des goûts de l’équipe de modération de projets.

[6]Les Impressions Nouvelles collaborent avec des sites communautaires axés sur la lecture comme Libfly et Babelio.

[7]Les Impressions Nouvelles sont présentes sur Facebook et Twitter (@BenoitPeeters et @tanguyhabrand).