Quelques jours avant le huitième Apéro du numérique qui sera consacré à cette même thématique, le PILEn revient sur la question de l’engagement de l’auteur sur Internet. Retrouvez en complément sur le site de notre partenaire éditorial Karoo une interview de Jean-Philippe Thivet, éditeur et co-fondateur de Comicstarter, qui sera également présent au prochain Apéro du numérique le 19 janvier 2015.

Au 19e siècle, Charles Dickens se livrait à des lectures publiques pour promouvoir ses œuvres. Aujourd’hui, Salman Rushdie communique quotidiennement ses pensées sur Twitter auprès de 871 000 abonnés. La présence de l’auteur dans la sphère publique n’est pas une nouveauté, mais le numérique ouvre de nombreux espaces qui viennent s’ajouter aux médiateurs traditionnels.

A la demande de son éditeur ou de son propre chef, l’auteur est susceptible de s’engager dans certains aspects de la visibilité de ses créations sur Internet. Comment se trouve-t-il confronté à la prise en considération de la dimension sociale de son travail ? Dans un environnement technologique incertain, où les évolutions se produisent à une vitesse relativement élevée, qu’est-ce qui caractérise son inscription dans des dispositifs en ligne ?

Portfolio numérique

En matière d’autopromotion, Internet offre à l’auteur des solutions nombreuses pour organiser sa présence : blog, site personnel, réseaux sociaux, plateformes communautaires, etc. Il devient alors possible de décliner son identité d’écrivain à travers de multiples facettes. Valérie Jeanne-Perrier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, utilise l’expression de « portfolio numérique » pour décrire la façon avec laquelle « ces émetteurs relient parfois entre eux ces différents espaces d’expression créative ou de présentation de soi qui constituent des traces récurrentes de leurs activités, à la manière d’un portfolio d’artiste ».1 Dans une logique de marketing de soi, les auteurs qui s’impliquent beaucoup dans la construction de leur réputation virtuelle deviennent en quelque sorte des « entrepreneurs de leur propre notoriété »2.

Bien entendu, Internet constitue un relai de communication supplémentaire pour les écrivains déjà installés, déjà visibles dans les médias. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder le palmarès des auteurs de langue française les plus suivis sur Twitter en 2014, dominé par Bernard Pivot, Michel Onfray, Marc Levy, Alexandre Jardin et Tatiana de Rosnay. A l’inverse, des auteurs autoédités peuvent rencontrer un certain succès et attirer l’attention d’une maison d’édition traditionnelle, du moins pour une toute petite fraction d’entre eux. Comme l’explique Christian Robin, maître de conférence en communication à l’université Paris 13, les sites Internet représentent « des réservoirs créatifs pour les éditeurs », qui peuvent « y trouver de nouveaux auteurs, quels que soient les domaines », même si « ce phénomène se situe en fait dans le prolongement de pratiques anciennes : les catalogues éditoriaux sont remplis de livres dont les auteurs ont été repérés en raison de leur exposition médiatique ». Puis de conclure : « la différence réside peut-être dans la possibilité pour des couches nouvelles de population d’accéder à cette visibilité et d’être moins dépendantes des traditionnels filtres médiatiques pour ce faire »3.

Il est vrai que l’on peut citer, dans la période récente, quelques exemples d’écrivains qui se sont fait remarquer sur Internet avant de rejoindre le giron d’un éditeur. On pense aux romanciers Amanda Hocking, John Locke, E.L. James, Hugh Howey, Agnès Martin-Lugand, mais aussi à de nombreux auteurs de blogs BD. Plus récemment, Le Figaro rapportait la success story de Zoe Sugg, une jeune britannique qui s’est fait connaître sur YouTube avant que Penguin Random House ne lui propose de signer un contrat pour son premier roman, Girl Online, qui s’est écoulé à 80 000 exemplaires dès la semaine de sa parution. Bien qu’exceptionnels, ces cas de figure témoignent de mécanismes de visibilité et de notoriété qui trouvent d’abord leur origine sur Internet. Selon l’économiste Françoise Benhamou, pour les maisons d’édition qui tentent l’aventure, « c’est en quelque sorte la conquête du marché, sans la démarche initiale de la réception et du tri »4.

Réseau des auteurs

Pour appréhender l’enjeu du positionnement des auteurs sur Internet, Valérie Beaudouin, spécialiste des sciences sociales à Télécom ParisTech, a élaboré une véritable cartographie. En prenant comme point de départ remue.net et fabula.org, bien connus de ceux qui fréquentent le web littéraire, la chercheuse a identifié à l’aide d’un logiciel spécifique les liens sortants et entrants de chaque site d’écrivain, de façon à mettre au jour les relations qui se tissent à l’intérieur du réseau. Parmi les évolutions observées depuis quelques années, il apparaît notamment que les sites d’auteur et les pages personnelles, caractéristiques de la première vague d’innovations du web, n’ont généralement pas tenu dans la durée et ont progressivement été abandonnés au profit des blogs ou de solutions collectives (fanzines, revues, plateformes, etc.).

Publiée en 2012 dans la revue Réseaux5, l’étude souligne également la place de leader occupée par l’écrivain François Bon, dont la présence en ligne est particulièrement ancienne et se déploie dans des directions multiples. Surtout, une représentation visuelle du réseau des auteurs permet de dégager des nœuds de relations et des stratégies de visibilité. Pour les écrivains peu reliés (à droite), « le site web est essentiellement une vitrine, un lieu de promotion des livres publiés et un lieu d’annonce d’évènements liés aux parutions », tandis que ceux qui se signalent par un degré élevé d’interconnexion (à gauche) considèrent que « le site Web est à la fois un lieu de construction de relations et un lieu d’expérimentations de formes d’écriture ». Autrement dit, les acteurs de la deuxième catégorie s’inscrivent « dans un réseau d’écrivains » et « donnent à voir leurs appartenances, leurs proximités avec d’autres auteurs, avec des institutions ».

Figure. Le réseau des auteurs

 

Source : Trajectoire et réseau des écrivains sur le web : construction de la notoriété et du marché, Valérie Beaudouin, Réseaux, n°175, 2012

A travers cette étude qui porte sur un sous-ensemble bien précis du web littéraire, Valérie Beaudouin met en lumière la coexistence chez les écrivains interconnectés d’une logique d’ « individualisation », avec la prise en charge personnelle de leur visibilité en ligne mais parfois aussi d’autres fonctions de la chaîne du livre, comme l’édition et la distribution, et d’une logique de « reconstruction du collectif par le réseau », où s’articulent des relations avec des auteurs, des lecteurs et des institutions culturelles.

Les deux visages de la critique

Si les nouveaux médias donnent l’occasion aux auteurs qui les utilisent de s’adresser à une audience et de se rapprocher du lectorat, ces modes de communication peuvent également poser des difficultés. Angus Phillips, directeur du Centre international d’études sur l’édition d’Oxford, raconte dans Turning the page comment en 2012 l’alpiniste britannique Joe Simpson, auteur de La Mort suspendue, s’est retrouvé noyé sous des tweets d’insultes provenant d’élèves contraints d’étudier son livre dans le cadre d’un examen, recevant par exemple le message suivant : « apprend à écrire imbécile illettré »6. Cette histoire en rappelle une autre, plus récente et concernant un grand classique de la littérature, Victor Hugo, dont le poème Crépuscule, issu des Contemplations, est tombé au bac français l’an dernier. En sortant de l’épreuve, des élèves manifestement peu satisfaits d’avoir dû plancher sur ce texte ont vivement réagi. Dans les heures qui suivent, il a été possible de lire de nombreux messages venimeux sur Twitter, tels que « nique ta mère Victor Hugo », « tu pu vraiment enfoiré avec ton crépuscule du cul là ! » ou encore « sale FDPPP victor hugo de tarace ». Ce jour-là, le nom de l’écrivain s’est rapidement hissé parmi les sujets les plus commentés sur le réseau social à l’oiseau bleu. Une autre démonstration, s’il en était besoin, que les médias sociaux permettent aussi de relayer des propos diffamatoires et injurieux dans la sphère publique.

La critique formulée sur Internet n’est donc pas toujours tendre, pas toujours facile à recevoir. Lors d’une table ronde organisée par la Société des Gens de Lettres il y a trois ans, l’écrivain Gilles Leroy, lauréat du prix Goncourt en 2007, a concédé qu’il était « compliqué de subir des critiques parfois incendiaires de la part de gens que l’on ne peut identifier et dont les motivations sont troubles », avant de poursuivre : « j’irai jusqu’à dire que cela peut s’apparenter à une violence ». C’est ainsi qu’il raconte avoir découvert un blog sur lequel le rédacteur avait attribué à l’un de ses livres la note de 2/5, contre 5/5 pour Anna Gavalda et 4/5 pour Guillaume Musso, tandis qu’Anna Karénine de Léon Tolstoï, avec une note de 1/5, était décrit comme un « roman mal écrit, mal construit ». Une telle échelle d’évaluation en limite forcément la portée, mais le témoignage de Gilles Leroy montre qu’un certain malaise entoure la critique en ligne lorsqu’elle paraît injuste ou excessivement virulente.

On le voit, des écrivains peuvent être directement attaqués par leur lectorat, parfois de manière très vive. A l’inverse, il arrive que des auteurs instrumentalisent les médias en ligne à leur avantage, par exemple en rédigeant eux-mêmes des critiques élogieuses sur leurs propres livres ou en dénigrant ceux de la concurrence. Plusieurs affaires mettant en cause des écrivains adeptes de ces pratiques ont récemment défrayé la chronique. C’est ce qu’on appelle le « sock puppeting », une expression qui renvoie à une « marionnette en chaussette » et qui est habituellement utilisée pour désigner une personne prétendant en être une autre sur Internet. En 2010, l’historien Orlando Figes s’est fait remarquer pour avoir publié sur Amazon de faux commentaires, tandis que l’écrivain britannique Stephen Leather a reconnu qu’il passait du temps à alimenter, sous des pseudonymes divers, des conversations à propos de ses livres sur Facebook, Twitter et des forums de discussion. L’auteur de polars R. J. Ellory, quant à lui, s’est attiré les foudres de ses pairs lorsqu’il est apparu qu’il n’hésitait pas à endosser de fausses identités numériques pour intervenir sur des librairies en ligne. Le blog Big Browser du journal Le Monde en donne un exemple édifiant : après avoir mis 5 étoiles à son roman Seul le silence, Ellory a indiqué dans l’espace dédié aux commentaires que « c'est le livre le plus émouvant qu'(il ait) jamais vu », écrit par« l'un des plus talentueux auteurs d'aujourd'hui ».

La publication de prescriptions falsifiées est un problème récurrent auxquelles se confrontent les plateformes en ligne qui doivent également faire face à la monétisation des critiques. De tels services ont été mis au jour par une enquête du New York Times qui attirait l’attention sur Todd Rutherford, créateur du site GettingBookReviews.com, qui expliquait notamment vendre pour 99 dollars la publication d’un commentaire : entre 2010 et 2011, 4 531 avis furent ainsi commandés par des écrivains. Dans le monde anglo-saxon, le développement de l’autoédition et l’augmentation de l’offre qui l’accompagne jouent en faveur de ces initiatives. Romancier à succès, connu pour être le premier auteur autoédité à avoir vendu plus d’un million d’e-books sur Amazon, John Locke a semble-t-il recouru à ce type de services pour promouvoir ses titres. Afin de lutter contre ces pratiques, les librairies en ligne et les plateformes littéraires n’hésitent pas à adapter leurs conditions d’utilisation, tandis que sont développées, parallèlement aux systèmes de modération humaine, des solutions logicielles pour détecter les irrégularités de manière automatique.

Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me
 


 

1 « Plumes et pixels : produire, signer, diffuser… exister. “Mille fois sur les réseaux informatisés tu feras circuler ton identité !” Ou le travail de portfolio mené par l’auteur sur Internet », Valérie Jeanne-Perrier, in L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, sous la direction d’Oriane Deseilligny et Sylvie Ducas, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2013.

2 Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et carrière artistique, Les usages de MySpace par les musiciens autoproduits, Jean-Samuel Beuscart, Réseaux, n°152, 2008

3 Les livres dans l’univers numérique, Christian Robin, La documentation française, 2011.

4 Le livre à l’heure numérique, Françoise Benhamou, Seuil, 2014.

5 Trajectoire et réseau des écrivains sur le web : construction de la notoriété et du marché, Valérie Beaudouin, Réseaux, n°175, 2012

6 Turning the page, The evolution of the book, Angus Phillips, Routledge, 2014.