Suite aux dernières Assises du livre numérique à Paris lors desquelles le sujet a été abordé, le PILEn a décidé de faire le point sur le booktubing, qui fera d'ailleurs l'objet d'une rencontre au cours de l'année 2015 consacrée aux nouvelles formes de prescription et à la place centrale du lecteur dans l'univers numérique. Pour prolonger la lecture de cet article, n'hésitez pas à lire l'interview de la booktubeuse Nine Gorman sur le site de notre partenaire éditorial Karoo ou celle de Tara Lennart pour Bookalicious réalisée il y a quelques mois par Lettres Numériques.

 

« Hé, salut à tous, bienvenue à toi sur ma chaîne BookTube », lance Jess Livraddict en apparaissant à l’écran, avant d’enchaîner : « Je suis une blogueuse, une booktubeuse, et je suis là essentiellement pour te parler de livres ». Des vidéos comme celle-ci, la jeune femme en diffuse régulièrement, tout comme un certain nombre d’internautes qui se filment chez eux, devant leur bibliothèque, dans leur salon ou leur chambre à coucher, pour présenter leurs lectures et les commenter. Les opinions, formulées face à la caméra, insistent le plus souvent sur le plaisir et les émotions procurés par la lecture.

 

La prescription en vidéo   

Pour qualifier ces critiques amateurs qui investissent YouTube, le néologisme « booktuber » s’est imposé dans la période récente. Dès sa création en 2005, YouTube accueille des chroniques littéraires en vidéo, mais selon Eliza Woolley il faut attendre 2006 pour que le mot fasse une première apparition avec le lancement de BookTube.net par une entreprise éditoriale indépendante et 2009 pour que la communauté connaisse véritablement une trajectoire ascendante[1].

Le phénomène a maintenant pris de l’envergure dans les pays anglo-saxons et hispaniques, où les booktubers les plus connus comptabilisent plusieurs centaines de milliers d’abonnés et des millions de vues. La très populaire Christine Riccio, par exemple, est suivie par 162 000 personnes sur sa chaîne PolandbananasBOOKS, qui cumule à elle seule plus de 14 millions de vues. Pour le moment, rien de tel n’est constaté chez nous, mais quelques chaînes littéraires se signalent tout de même par une certaine notoriété, comme « Les lectures de Nine » (13 400 abonnés, 530 000 vues), « Fairy Neverland » (9 500 abonnés, 488 000 vues) ou encore « Margaud Liseuse » (9 800 abonnés, 561 000 vues), dont les niveaux d’audience restent encore très éloignés de ceux enregistrés par les youtubers vedettes, qui proposent des contenus humoristiques ou des tests de jeux vidéo[2].

S’il est difficile de mesurer précisément l’impact de chroniques vidéo sur les ventes, les commentaires publiés par les internautes qui les visionnent laissent penser que nombre d’entre eux les utilisent pour opérer des choix de lecture. Pour donner un exemple, parmi les 23 commentaires affichés sous la vidéo Lecture du mois/Janvier 2014 de Margaud Liseuse, près de la moitié viennent d’internautes qui manifestent le désir d’acquérir l’un ou l’autre livre présenté. C’est ainsi que l’on retrouve des phrases telles que « Je crois que je vais courir acheter Le labyrinthe et Les brumes de Riverton », « Il faut trop que je lise L’épreuve » ou encore « Tu m'as vraiment donné envie de lire L'épreuve, Le labyrinthe, j'irais les commander dans ma librairie ». Il serait évidemment périlleux de formuler des généralités à partir de ce seul exemple, mais une navigation prolongée et vigilante sur les principales chaînes littéraires montre qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé et que beaucoup d’internautes consultent ces vidéos pour se tenir au courant des nouveautés et trouver des idées de lecture.

Dans leurs stratégies de communication, les maisons d’édition sont donc attentives à ces prescripteurs en ligne, avec lesquels des contacts sont entretenus pour faire connaître leurs publications. Tout comme pour les blogueurs influents, une professionnalisation des activités est parfois observée chez ceux qui atteignent un très haut degré de popularité, à travers l’activation de la monétisation publicitaire, de contrats d’intégration de marque ou de placement de produit avec des éditeurs, ainsi que des programmes d’affiliation avec des librairies en ligne.

 

Une communauté en ligne

De quelle façon les booktubers fonctionnent-ils ? Qu’est-ce qui caractérise cette génération de lecteurs-vidéastes ? Il s’agit majoritairement de jeunes femmes, avec un intérêt marqué pour les livres jeunesse, les romans jeunes adultes et la littérature de l’imaginaire sous toutes ses formes (science-fiction, fantasy, fantastique). Les chroniques peuvent porter sur des ouvrages anglophones dont la traduction française n’est pas encore disponible, ainsi que sur des adaptations cinématographiques ou télévisuelles de romans à succès. En matière de public, Internet permet a priori de s’adresser à une audience élargie, mais il semble que celle-ci soit à l’image des booktubers, c’est-à-dire plutôt jeune et féminine. Des interactions avec les internautes qui les suivent sont fréquentes dans les espaces dédiés aux commentaires, mais aussi directement entre booktubers qui se lancent mutuellement des défis, s’échangent des livres ou produisent des vidéos communes.

Pour faire connaître leurs activités, plusieurs médias sociaux sont généralement mobilisés (Facebook, Google +, Twitter, Instagram, Tumblr, réseaux sociaux littéraires, etc.), tandis que beaucoup d’entre eux tiennent également un blog. Il est intéressant de souligner que le booktubing se situe dans le sillage de la blogosphère littéraire, avec laquelle un vocabulaire et des codes de fonctionnement sont partagés. Au bout du compte, les booktubers forment une sorte de communauté en ligne, avec ses règles de communication, ses principes de mise en scène et son langage truffé d’acronymes et d’anglicismes. Il y est par exemple question de PAL (pile à lire), de bookshelf (bibliothèque), de wish list (liste d’envie de lectures) ou encore de swap (échange de colis entre internautes). Dans un souci de pédagogie, il arrive que des booktubers diffusent des vidéos dans lesquelles ils expliquent leur démarche, présentent leur programme et font le tour du vocabulaire propre à la communauté.

Parmi les vidéos disponibles sur ces chaînes littéraires, un certain nombre d’entre elles se signalent par leur contenu critique, le booktuber s’attachant à présenter un ou plusieurs livre et à donner son avis dessus, avec un registre d’analyse plutôt centré sur l’affectivité et l’expression d’un goût personnel. Parallèlement, d’autres types de vidéo sont aussi proposés :

  • l’in my mailbox (dans ma boîte aux lettres) et le bookhaul (ou butin de livres), où les derniers livres acquis ou reçus par le booktuber se succèdent à l’écran : on les montre, on les feuillette, on fait part de ses premières impressions ;

              

  • l’unboxing (ou déballage) durant lequel le booktuber déballe un colis, dont il découvre le contenu devant la caméra ;
  • l’update lecture, qui correspond aux vidéos dans lesquelles le booktuber fait le bilan de tous les livres qu’il a lus récemment ;

             

  • le bookshelf tour, qui consiste en une présentation du contenu de la bibliothèque du booktuber ;

             

  • le tag, pendant lequel le booktuber répond à un questionnaire articulé autour d’une thématique ou relève un défi qui lui a été lancé. Après quoi, il désigne un autre booktuber qui devra à son tour réaliser une vidéo similaire ;

           

  • les challenges qui renvoient à la réalisation de défis de toutes sortes. Parmi eux, signalons le booktube-a-thon (ou marathon de livres) qui consiste à lire un maximum de livres pendant une période donnée, le book jar challenge où il s’agit de tirer au sort des livres qu’on s’engage à lire dans le mois qui suit, ou encore le book tower challenge durant lequel le booktuber est amené à chercher dans sa bibliothèque un ensemble de livres à partir d’une liste de questions ou de caractéristiques tout en se chronométrant.

Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive et les booktubers n’hésitent pas à faire preuve d’imagination pour renouveler les contenus qu’ils publient, dont la qualité reste malgré tout extrêmement irrégulière. Tandis que certaines vidéos sont bien montées, amusantes et rythmées par un discours énergique, d’autres paraissent nettement moins réussies, voire difficiles à regarder jusqu’au bout. Dans l’ensemble, l’impression qui se dégage à leur visionnage est celle d’une production artisanale qui mêle le jeu, l’humour et la critique d’humeur, avec plus ou moins de réussite selon les cas.

A propos des blogs et des « e-communautés de lecteurs », Bérénice Waty, anthropologue de la culture, dressait il y a quelques années  le constat suivant : « certaines motivations se rejoignent, à commencer par l’envie d’échanger et de partager autour de la lecture (…), en ne confrontant pas uniquement des avis sur les romans, mais en affirmant son unique “ressenti”, ou en faisant découvrir à d’autres certains textes, dans un idéal de la figure du passeur[3] ». Il n’est pas interdit de penser que les logiques à l’œuvre pour l’écrit se prolongent et se renouvellent aujourd’hui à travers l’usage de la vidéo, avec toujours la même envie d’exprimer des satisfactions et des déceptions, de transmettre autour de soi une passion pour la lecture.

 

 

 

Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me.

 

[1] https://docs.google.com/document/d/1wZnSAfeuouKC4CYRszweNH9vp9Q1jL7dcObotuydD_8/edit?pli=1

[2] Pour donner un ordre de grandeur, en 2014 Cyprien et Norman affichent respectivement plus de 5,5 et 4,5 millions d’abonnés. http://www.gizmodo.fr/2014/06/18/youtubers-celebres-france.html

[3]« Les e-communautés de lecteurs : une nouvelle vie du livre ? », in Les vies du livre, Passées, présentes et à venir, sous la direction de Nathalie Collé-Bak, Monica Latham et David Ten Eyck, Presses universitaires de Nancy, 2010, p.240.